Doubs, Loue et autres rivières comtoises

Le Doubs changeait de lit si souvent que cela lui valut le surnom de « Doubs volage ».

Imprévisible Doubs

Dans une étude historique consacrée au secteur de Petit-Noir, Emmanuel Garnier rend compte des fluctuations du Doubs en analysant la mention de 43 inondations consignées dans les registres municipaux depuis 1550. L’historien souligne l’influence indiscutable du climat froid et humide prévalant au Petit Âge glaciaire pour expliquer la fréquence et l’importance de certaines de ces crues dévastatrices.

Il raconte également comment « en juin 1783, l’éruption du volcan islandais Laki provoque un refroidissement généralisé de l’hémisphère nord et des inondations à l’échelle européenne, un phénomène qui se reproduit en 1816 avec l’explosion du Tambora en Indonésie ».

Les inondations sont des risques que les hommes tentent de limiter en leur opposant des digues, dont la construction et l’entretien occupent la plus grande part des discussions d’ordre public, et ce sur l’ensemble du demi-millénaire étudié. Changeant, imprévisible, difficile à dompter, le Doubs n’a cessé de modifier son cours et avec lui les paysages, comme en attestent de façon étonnante les cartes du XVIIIe siècle.

Quand l’homme met en défaut les équilibres naturels

Les « mortes », tracés des anciens lits de la rivière avec laquelle elles ne sont plus en contact que lors des inondations ; sont des zones humides d’une importance indéniable pour l’équilibre de l’hydrosystème. Les rives du Doubs, par endroits fortement sujettes à l’érosion, font l’objet d’une surveillance dès le début du XIXe siècle. La « forêt argentée », qui devait son nom aux saules et aux bouleaux qui la composaient, ne subsiste aujourd’hui que par endroits. Elle stabilisait les berges et dressait un premier rempart contre les assauts du Doubs en crue, en même temps qu’elle représentait une ressource pour les vanniers. Derrière elle, une zone herbacée et arborée constituait une deuxième ligne défensive ; ces espaces servaient aussi de pâturages collectifs et procuraient bois et fourrage aux habitants. « Les multiples rigoles qui les traversaient étaient riches en limons et propices à la reproduction des poissons, nombreux, aussi bien en quantité qu’en variété ».

L’équilibre de ce système tant écologique que sociétal est rompu au tournant des années 1840. Sous l’influence combinée des nouvelles pratiques agricoles et du courant hygiéniste alors en pleine expansion, les zones humides sont drainées pour en assurer l’assainissement et créer des espaces pour les cultures et l’élevage.

Les biens communaux, qui assuraient des moyens de subsistance jusqu’aux plus démunis des habitants, sont délaissés au profit de la propriété individuelle ; c’est là l’une des principales raisons de l’exode rural. La révolution agricole d’après la Seconde Guerre mondiale achève de dessiner un paysage dominé par l’intensification des pratiques, orchestrée par une poignée de propriétaires. De telles évolutions se lisent dans les textes, mais aussi dans les sédiments dont deux mètres d’épaisseur offrent aussi un témoignage long de 500 ans.

Retour sur un assec mémorable

Sur 20 km en aval du village d’Arçon dans le Haut-Doubs l’eau a peu à peu quitté le lit de la rivière pour le laisser complètement asséché de juin à décembre 2018. Un événement exceptionnel, mais pas inédit rappelle le géologue Vincent Bichet : « Le dernier étiage comparable date de 1906. Il est depuis longtemps observé qu’épisodiquement, le niveau de la rivière subit des baisses impressionnantes, même si on ne peut nier que des épisodes comme ceux de 1906 et de 2018 restent hors norme. Le plus préoccupant est l’augmentation de la fréquence de ces épisodes secs depuis une dizaine d’années, auquel le bouleversement climatique n’est sans doute pas étranger. ».

La rivière Doubs complètement asséchée en 2018 à Ville du Pont (25) - Photos : Vincent Bichet La rivière Doubs complètement asséchée en 2018 à Ville du Pont (25) - Photos : Vincent Bichet

Sur cette portion de la rivière, les eaux du Doubs alimentent la source de la Loue, qui est donc une résurgence partielle du Doubs avant d’en devenir un affluent une centaine de km en aval. En 1901, l’incendie de l’usine Pernod à Pontarlier met en évidence de façon fortuite cette relation. Des dizaines de m3 d’absinthe se déversent dans le Doubs provoquant la coloration des eaux, une teinte jaunâtre qui gagne la Loue 48 heures plus tard.

Cela prendra peut-être des millénaires ; en tout cas la disparition du Doubs dans sa partie amont au profit de la Loue est inéluctable.
Vincent Bichet

Lors des crues l’hiver précédant la fameuse sécheresse de 2018, il est possible que la pression de l’eau ait déplacé les alluvions qui bouchaient certaines failles. Un effet potentiellement amplifié par une augmentation de la capacité solvante des eaux rendues plus agressives pour le karst, en raison de l’accroissement du CO2 produit par des sols fertilisés par les pratiques agricoles. Déjà au XXe siècle on a essayé de boucher les failles pour garantir l’approvisionnement en eau des moulins et des scieries installés le long de la rivière. Cette pratique pourrait aujourd’hui servir les intérêts du tourisme et d’activités de loisir comme la pêche.

Mais une telle option ne serait pas anodine et appelle à la réflexion, en raison des perturbations qu’elle est susceptible de provoquer sur le fonctionnement hydrologique complexe liant le Doubs et la Loue, et sur les écosystèmes qui en dépendent. Un équilibre déjà mis à mal par la nouvelle donne climatique, qui associe à la hausse des températures des précipitations plus faibles et surtout différemment réparties sur l’année.

Splendeur et misères de la Loue

La Loue elle-aussi était capable d’importantes fluctuations et d’inonder largement les espaces qui la bordaient. Une nature impétueuse qui a prévalu pendant des siècles avant d’être disciplinée par l’homme au cours du XXe siècle pour les besoins de l’agriculture et de l’urbanisation, au point que les nombreux méandres ont aujourd’hui disparu, d’Arc-et-Senans jusqu’à sa confluence. En 1966, les derniers travaux de canalisation de la Loue achèvent sa transformation, lui donnant un tracé quasi-rectiligne. Les conséquences de ces interventions se mesurent aujourd’hui de façon dramatique. Les anciens bras, asséchés, et les nappes phréatiques, plus basses, n’assurent plus de connexion avec la Loue, privant ses eaux d’un rafraîchissement et d’une oxygénation salutaires. Confinées dans un lit étroit, les crues sont plus violentes et accentuent l’enfoncement de la rivière parfois jusqu’à deux mètres.

Cette dégradation physique est l’une des causes de l’affaiblissement de la Loue et de sa capacité à s’adapter aux changements

expliquent l’écotoxicologue Pierre-Marie Badot et l’hydrobiologiste François Degiorgi.

Les chercheurs ont mené un programme ambitieux couvrant la période 2012 à 2020, en vue d’identifier et de comprendre les phénomènes à l’origine de la dégradation de la rivière. Sur sa partie aval, la modification du cours de la Loue et la remise en cause de son fonctionnement naturel sont à l’origine d’un déséquilibre de tout l’hydrosystème de la rivière, que le bouleversement climatique accentue encore. Par ailleurs, le karst du massif jurassien et les sols minces qui l’habillent ne filtrent que très peu les apports de son bassin versant, qui plus est souvent arrosé de pluies abondantes. Sur sa partie amont « la haute et moyenne Loue sont surtout perturbées par une dégradation chimique de l’eau et des sédiments. ».

Le bilan de ce programme confirme des hypothèses émises depuis plus de dix ans et que le mauvais état de santé de la Loue résulte d’une combinaison de facteurs.

des rivières vulnérables

La Loue, comme les autres rivières karstiques, est particulièrement vulnérable. L’intensification des pratiques agricoles depuis plusieurs décennies a indéniablement favorisé le transfert de fertilisants et de produits phytosanitaires dans ses eaux. Les produits de traitement employés pour la protection des bois, avec des grumes souvent exposées à la pluie, peuvent suivre un chemin identique, de même que les médicaments vétérinaires utilisés pour les soins aux troupeaux, eux aussi exposés à la pluie ou se baignant alors que certains produits leur sont appliqués en externe. Les médicaments à usage humain sont également impliqués : on trouve la trace d’œstrogènes, de psychotiques ou encore d’antalgiques jusqu’à Ornans, à des niveaux de concentration actifs sur certaines espèces. « Les stations d’épuration sont faites pour éliminer les matières organiques, pas le reste ! », rappellent les chercheurs. Les goudrons et les bitumes des parkings et des routes, les produits phytosanitaires utilisés dans les jardins, les insecticides et autres pesticides de la vie quotidienne constituent également des polluants sans que le sol et la roche puissent toujours assurer une filtration suffisante. « Les mesures chimiques classiques sont effectuées sur des prélèvements d’eau filtrée. Or certains éléments toxiques sont insolubles et emprisonnés dans des matières en suspension, responsables du trouble de l’eau et qui représentent une voie de transfert des contaminants à l’eau échappant aux analyses usuelles. ».

Erreurs d’appréciation pour les rivières karstiques

La Loue abritait d’importantes populations de salmonidés, poissons très sensibles qui trouvaient dans ses eaux des conditions favorables à leur développement. Leur mortalité spectaculaire à la fin des années 2000 ont été des symptômes forts pour questionner un bilan écologique de la rivière jugée jusqu’alors « en bon état » par les autorités compétentes.
Ce phénomène, par la suite répété, a mis en lumière de manière dramatique les alertes formulées depuis des années par les scientifiques. « L’évaluation de la qualité de l’eau est fondée sur des dispositions européennes ayant vocation à s’appliquer partout, mais qui ne sont pas adaptées aux systèmes les plus fragiles. » Car la Loue, pas plus que les autres rivières karstiques, n’est capable de supporter des apports admissibles ailleurs.
« Les rivières karstiques comportent très peu de plantes, car les milieux rocheux dont elles sont issues ne leur apportent que peu de nutriments. Si dans les sections pas ou peu impactées par l’activité humaine, leur teneur en azote est inférieure à 5 mg par litre d’eau, celle-ci atteint 40 mg en hiver dans les zones à forte pression humaine », explique le géochimiste Marc Steinmann, du labo Chrono-environnement.

Les nitrates sont des petites molécules extrêmement solubles dans l’eau. En excès, ces nutriments engendrent une surproduction végétale, créant un déséquilibre à l’origine d’une perte de biodiversité.

L’intensification des pratiques agricoles apporte son lot d’explications. L’agrandissement des cheptels a pour corollaire une production plus importante de fumier et de lisier, utilisés souvent de façon trop massive pour la fertilisation des champs. Et malgré les efforts de stockage dont font preuve certains exploitants, les surplus sont parfois épandus en plein hiver, sur des sols vierges de végétaux capables d’absorber leurs nutriments. Autre conséquence de l’intensification de l’élevage, les prairies sont de plus en plus fréquemment labourées et ensemencées pour assurer l’alimentation du bétail. Les labours répétés favorisent l’aération des sols, activant ainsi la décomposition de la matière organique. « Les sols transfèrent alors plus de nutriments, des nitrates notamment, vers les eaux souterraines et superficielles ; leurs capacités de rétention diminuent, et le transport des nutriments par le karst vers les rivières est augmenté. »

Là encore, c’est le recours trop systématique à ces pratiques plutôt que leur bien-fondé qui est mis en défaut : l’excès avant tout est responsable des ruptures d’équilibre. Dans ce contexte, la formidable progression de la production de comté, affichant + 70 % ces trente dernières années, participe au phénomène d’intensification des pratiques. Malgré son importance, la filière comté n’est cependant qu’une composante du paysage agricole et l’on doit reconnaître à ses acteurs des efforts de coopération et de considération pour l’environnement ainsi qu’un cahier des charges exigeant. La dernière version, publiée en 2019, qui ne va pas jusqu’à retenir la conversion en bio des exploitations, prévoit un meilleur encadrement de l’épandage des fumiers ou de l’utilisation des fertilisants, et même, en cette période d’avant la pandémie, une limitation de la production dans le souci de préserver l’espace naturel, quitte à renoncer à de nouveaux marchés. Un mieux pour la Loue et les rivières karstiques ?

Les scientifiques dressent un bilan alarmant de l’état de santé actuel de la Loue. « Les rivières font encore preuve d’un minimum de résilience : il reste aujourd’hui possible de renverser le processus en adaptant nos pratiques, agricoles et autres, à cet environnement fragile. »

Cet article est un condensé du journal En Direct (édité par l’Université de Franche-Comté) : https://endirect.univ-fcomte.fr/publication/destins-de-rivieres

Pour en savoir plus : SOS Loue et Rivières Comtoises https://www.soslrc.com/

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