Pesticides SDHI, entretien avec Pierre Rustin
La toxicité des pesticides SDHI, molécules qui agissent indistinctement sur les cellules des êtres vivants, est-elle dangereuse au point de devoir les retirer du marché ?
L’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) a-t-elle laissé passer des produits susceptibles de déclencher un scandale sanitaire ? C’est ce qu’affirme l’ouvrage de Fabrice Nicolino “Le crime est presque parfait”, paru en septembre. Personnage central de l’ouvrage, Pierre Rustin, directeur de recherche au Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS) et responsable d’une équipe de recherche à l’Institut National de la Santé Et de la Recherche Médicale (Inserm), est le scientifique qui a donné l’alerte sur les SDHI. Reporterre l’a interrogé.
Quel est votre domaine de recherche ?
Avec mes collègues, nous travaillons depuis plus de 30 ans sur les maladies mitochondriales, c’est-à-dire des maladies liées à des anomalies de la respiration des cellules. Celles-ci concernent possiblement tous les organes, seuls ou en association. Elles interviennent à tous les âges de la vie. Chez le jeune enfant, le fonctionnement du cerveau, du coeur ou des muscles est souvent concerné, chez les personnes âgées ce sont des maladies de type Parkinson ou Alzheimer. En plus de ces maladies, connues depuis peut-être 40 ans, s’ajoutent depuis les années 2000 des cancers. Nous nous sommes intéressés aux facteurs de l’environnement qui pouvaient intervenir dans le déclenchement ou l’évolution de ces maladies. En faisant des recherches bibliographiques, nous sommes tombés sur le fait que l’on utilisait des pesticides SDHI en agriculture. Or, les SDHI inhibent la SDH (la succinate déshydrogénase), qui est une des enzymes importantes dans la respiration cellulaire.
Vous avez contacté l’Anses pour l’avertir du danger sanitaire…
En fait, nous lui avons posé cinq questions scientifiques majeures. La première question est liée au fait que les SDHI tuent l’enzyme chez toutes les espèces biologiques que l’on connaît. En matière de conséquence environnementale, c’est le pire que l’on puisse envisager pour un pesticide : aucune spécificité entre les espèces. La deuxième question, c’est que nous avons découvert que les SDHI de nouvelle génération ne bloquent pas seulement la SDH mais bloquent aussi d’autres éléments dans les mitochondries, ce qui veut dire qu’il n’y a pas non plus de spécificité de cible et que les conséquences attendues de l’usage de ces nouveaux SDHI sont encore pires. Le troisième élément, c’est que les tests réglementaires actuels ne sont valables ni au niveau cellulaire - ils ne permettent pas de voir si une substance va bloquer le fonctionnement des mitochondries - ni au niveau des animaux utilisés comme modèles pour tester la toxicité des SDHI. Les rongeurs ne présentent pas du tout une susceptibilité aux mêmes cancers que ceux observés chez les humains. Le quatrième point, c’est que d’autres produits qui, comme les SDHI, touchaient la respiration cellulaire (notamment la roténone ou le paraquat), ont dû être retirés parce qu’ils causaient chez l’homme la maladie de Parkinson. Et là encore, ni les tests réglementaires ni nos autorités sanitaires ne décelaient de danger… Le cinquième point est que l’utilisation en préventif de ces molécules, comme d’autres pesticides, est totalement inadmissible. On ne donnera pas des antibiotiques à son bébé en prévision d’une éventuelle infection. C’est pourtant ce que l’on fait en agriculture. C’est inadmissible et absurde parce que chez les champignons comme chez les bactéries, cette pratique est sans doute la meilleure façon d’induire l’apparition de résistances. Un phénomène constaté dès maintenant pour les SDHI. Nous leur avons posé ces cinq questions simples mais cruciales, mais pour chacune, nous n’avons pas reçu de réponse. Cet entretien
Aviez-vous déjà eu affaire à l’Anses ?
Jamais, nous sommes tombés des nues. Très franchement, nous nous sommes quasiment disputés avec mes collègues parce que, naïvement, j’étais convaincu qu’en recevant notre coup de téléphone, l’Anses allait prendre instantanément la mesure du drame possible. Mes collègues m’ont dit : « Ce n’est pas comme cela que ça se passe ! » Elles avaient raison. Nous avons été obligés de publier une tribune dans Libération pour que - comme l’Anses ose le dire - ils « s’autosaisissent »…
Vous vous êtes alors retrouvé dans une bataille médiatique ?
À notre corps défendant ! Parce que la toxicité des pesticides n’est vraiment pas notre domaine de recherche. Mais pour des raisons morales, il n’est pas possible de ne rien dire, de ne rien faire. Quand j’entends le ministre de l’Agriculture dire, qu’en accord avec l’Anses et les scientifiques, « cinq mètres d’écartement entre les traitements et les maisons, c’est bien », cela me fait bondir ! Comme sur bien des problèmes de pesticides, le ministre se trompe. Concernant l’espace de cinq mètres, cela a un côté ridicule, soit les pesticides doivent être proscrits, soit non. Tout le monde sait que les pesticides sont partout dans l’air, dans l’alimentation, les rivières. Cette discussion est absurde, il est urgent de sortir des pesticides. Le directeur de l’Anses, Roger Genet, et son directeur du pôle sciences, Gérard Lasfargue, ont été ces derniers temps très présents dans les médias, pour répondre à notre alerte, à l’ouvrage de Fabrice Nicolino, et rassurer sur les pesticides SDHI… Mais jamais ils ne s’adressent à notre équipe. L’Anses ne répond pas à mes méls, à mes lettres. Cette agence est complètement discréditée à mes yeux, ils ne font pas leur boulot. Ce n’est pourtant pas à nous de démontrer que ces pesticides sont dangereux. Sur les SDHI, l’Anses a constitué un comité d’experts, qui n’a en aucune façon répondu à nos cinq points. Nous le leur avons dit, reprécisé, nous n’avons jamais obtenu de réponse. Que peut-on faire de plus?
L’Anses vous reproche de ne pas donner de preuve de la toxicité des SDHI sur l’homme.
On devrait tout d’abord parler de la toxicité peu discutable des pesticides, parmi lesquels les SDHI, démontrée en laboratoire et désormais constatée sur l’environnement. Mais, si l’on ne s’intéresse qu’aux seuls effets chez l’homme, l’effet attendu est l’apparition ou l’accélération de maladies neurologiques, du type maladie de Parkinson. Or, une incidence accrue de cette maladie est justement observée dans les cohortes d’agriculteurs, et cela dans les délais attendus. L’effet des SDHI sur l’enzyme des mammifères est démontré depuis 1976. Une recherche menée par les spécialistes mondiaux de l’époque montre l’effet de la carboxine, l’ancêtre de tous les SDHI. Déjà, ils concluaient que c’était et que ce serait une folie complète d’utiliser ce type de molécules. C’est une folie que de chercher à bloquer la respiration cellulaire en visant des étapes clefs, parfaitement conservées dans l’évolution, depuis les micro-organismes jusqu’à l’être humain. Au départ, nous n’avons même pas pensé à publier ces observations : les revues scientifiques n’aiment pas republier des choses connues depuis… 40 ans. Quand l’Anses nous a dit que l’on n’amenait rien de nouveau, ils avaient raison d’une certaine façon.
Quelles recherches avez-vous menées sur l’effet des SDHI ?
Paule Bénit, dans notre équipe, a notamment étudié l’action des SDHI de dernière génération. Elle l’a fait dans des conditions qui font que l’on voit l’effet des SDHI, alors que les tests réglementaires ne le permettent pas. Elle montre que des cellules humaines normales meurent en présence d’une faible concentration de SDHI, et que les cellules de patients Alzheimer meurent plus vite. Comme ce sont des maladies où les mitochondries ne marchent déjà pas bien, quand l’on ajoute des inhibiteurs touchant les mitochondries, on a une mort cellulaire encore plus rapide. L’article scientifique exposant cette recherche va être publié dans les semaines qui viennent.
Vous étiez-vous intéressé aux pesticides auparavant ?
Pas vraiment. De fait, nous sommes entrés dans le sujet différemment de toxicologues, à partir de nos études sur des maladies humaines, ce qui d’une certaine manière nous a protégés de la chape de plomb qui pèse sur une partie de la toxicologie. Pour les SDHI, depuis 1976, les toxicologues auraient dû dire stop. Depuis des années, il était possible de savoir à partir de la littérature scientifique accessible, que les tests réglementaires n’étaient pas valables. C’était leur boulot de monter au créneau et le dire haut et fort.
Et quelle est l’étape suivante ?
Que l’on arrête d’utiliser les SDHI. Il n’y a pas besoin d’étude supplémentaire. Si usage il doit y avoir, alors il faudrait revoir complètement la façon de les utiliser, c’est-à-dire au moins en finir avec les épandages préventifs, qui sont des folies, que cela soit à 5 mètres ou plus. D’autant que beaucoup de ces molécules n’ont pas prouvé leur efficacité. Je vous engage à essayer de connaître l’effet sur le rendement de ces SDHI. Ni la FNSEA, ni les industriels, ni l’Anses n’ont été capables de nous donner des chiffres sur l’effet sur le rendement de ces molécules. Le bénéficerisque n’est donc même pas connu.
Et que pensent l’Inserm et le CNRS, vos employeurs, de tout cela ?
Avec leur accord, nous pouvons librement parler
Appliquer le principe de précaution
Il est établi depuis 1976 que les SDHI peuvent bloquer la SDH des cellules de mammifères, et donc de l’homme. Mais nous savons qu’il y a une grande latence entre le blocage partiel de la SDH et l’apparition de maladies. Les SDHI ne sont employés massivement que depuis quelques années, donc s’ils affectent la SDH, les pathologies ne se déclencheront que dans dix, vingt ou trente ans. On ne peut pas perdre ce temps ! Les maladies mitochondriales, de la chaine respiratoire des cellules, sur lesquelles je travaille, ont un mécanisme de progression imprévisible. Et si nous, scientifiques spécialistes dans ce domaine, ne pouvons prédire comment ces maladies vont évoluer chez les patients, qui peut prédire ce qu’il va se passer chez l’Homme dont les cellules seraient empoisonnées par ces SDHI ! Les agences sanitaires n’en savent rien et nous non plus. Il est extrêmement prétentieux d’affirmer que s’il ne se passe rien sur l’instant, il ne va rien se passer plus tard… Et quand l’on n’a aucune certitude sur un produit, il faut appliquer le principe de précaution.
par Marie Astier.
Née en 1987, formée à l’ESJ Lille, elle est l’un des piliers de Reporterre, le quotidien de l’écologie sur Internet.
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