Une croyance héritée de la mythologie antique
Cette croyance en la possibilité pour l’homme de se transformer en animal reste vivace dans le Moyen Âge chrétien.
La présence d’exemples de cette faculté dans la Bible - comme celui du roi Nabuchodonosor terminant sa vie sous la forme d’un bœuf - favorisa sans doute la transformation des mythes tels que celui du loup-garou en une réalité, malgré les doutes émis par des théologiens. Dans l’esprit populaire, les loups-garous étaient alors considérés comme les victimes d’une malédiction en raison d’un manquement à la pratique chrétienne ou d’un « ensorcelage » lancé par une mauvaise fée. Ils se métamorphosaient du vendredi au dimanche et ne pouvaient assister à l’office divin.
Les loups garous assassins d’enfants
Les premiers loups garous assassins d’enfants furent répertoriés en 1521, à Poligny, dans l’ancien comté de Bourgogne. Cinq hommes furent arrêtés et condamnés à mort pour « s’estre mis en loups et avoient mangé en ceste forme plusieurs personnes ». (Archives départementales du Doubs, 536/220). Ils reconnurent avoir reçu cette faculté de leur maître, un homme vêtu de noir, le diable en personne.
Ils furent tous condamnés au bûcher. Selon l’historienne Laurence Harf-Lancner, spécialiste du merveilleux, « le lien entre le loup-garou et la sorcellerie devient explicite en 1521 » à la suite de ces cinq procès (Harf-Lancner, 1985). Dans les années 1570, la répression de la sorcellerie sévissait fortement dans les Flandres et en Allemagne. En Franche-Comté, les procès étaient encore rares, mais on croyait aux sorcières, on avait peur des loups-garous et du diable.Le loup-garou, créature de Satan. Au début du XIIIe siècle, la figure du loup-garou s’assombrit. La créature était censée égorger les bêtes et être attirée par la chair fraîche. Au XVe siècle, le loup-garou devint une créature de Satan, englobé dans la chasse aux sorcières qui enflamma alors une partie de l’Europe. Sous l’impulsion de deux inquisiteurs allemands, auteurs d’un ouvrage visant à démontrer la présence des serviteurs du diable sur terre, la folie répressive éclata et mena sur le bûcher des centaines d’innocents. Dans le Malleus malefi carum (Institoris, Sprenger, 1486, réédition 1990), les deux juges abordaient la question des lycanthropes, sans répondre clairement.
L’affaire Gilles Garnier
En décembre 1573, les officiers de police de Dole arrêtaient Gilles Garnier à l’ermitage Saint-Bonnot, en plein cœur de la forêt de la Serre. Cette arrestation fait suite à plusieurs faits précis. Les corps de deux fillettes de 10 ans et deux garçons de 12 ans venaient d’être retrouvés. Tous avaient été assassinés dans d’horribles circonstances. La première enfant fut retrouvée dans une « vigne près du bois de la Serre au lieu-dit des Gorges, vignoble de Châtenois ». Elle avait été «dépouillée de ses vétements et mangée la chair de ses cuisses et bras ». La seconde gisait, meurtrie de plaies faites par des dents « près du bois de la Ruppe territoire d’Authume et Châtenois », sans avoir été dévorée. Le troisième enfant fut étranglé dans une vigne du vignoble de Gredisans. La chair de ses cuisses, jambes et ventre était mangée et une jambe avait été emportée. Le dernier corps fut découvert, intact, dans le bois près du village de Perouse, du côté de Cromary. Ses cris avaient alarmé des paysans, arrivés néanmoins trop tard. Gilles Garnier fut vite jugé suspect, cumulant de nombreux critères négatifs. Originaire de Lyon, il s’était installé dans l’ermitage de Saint-Bonnot pour fuir le monde et se consacrer à Dieu, sans demander autorisation à quiconque. Mais l’ermite avait une femme, Apoline, et plusieurs enfants. Ces détails jouèrent en sa défaveur : un ermite devait vivre seul. Le procès n’indique aucune relation entre Gilles Garnier et les habitants d’Amange. Mais l’on peut se demander si la solitude de cette famille étrangère était volontaire ou si elle résultait du rejet des locaux.
Les documents relatifs au procès mentionnaient l’hermitaige de saint Bonnot, près Amanges, en laquelle luy et sadite femme faisoient leur résidence.
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Plusieurs historiens du XIX e et du début du XX e siècle le mentionnaient sans le localiser avec précision. François Bavoux en 1954 citait une « fontaine Bounot » ou « source aux Moines » et proposait d’identifier les ruines d’un bâtiment toutes proches à l’habitat de Gilles Garnier. Avec le concours de l’ONF et de la municipalité, les vestiges ont été redécouverts en 1994 lors de prospections dans le cadre de la Carte archéologique régionale. Les murs sont composés de blocs de forme très irrégulière en granite local et de petites dalles en calcaire provenant de formations géologiques éloignées du site et situées dans la vallée en contrebas de celui-ci. Cette utilisation d’un matériau exogène est due à sa bonne aptitude à être employé dans les maçonneries, contrairement aux blocs de granite. Le calcaire est principalement utilisé au niveau des portes, des fenêtres ainsi qu’aux angles des murs. La partie nord du bâtiment était couverte de laves de pierres calcaires, alors que le reste de la construction était recouvert de tuiles plates à crochet.
Des aveux spontanés ?
La découverte de crimes si odieux doublés d’un cannibalisme insoutenable provoqua une conclusion irrémédiable : un homme n’avait pu agir de la sorte ; ces crimes étaient le fait d’une créature maléfique ayant un esprit humain et des membres griffus… Interrogé, Gilles Garnier avoua « spontanément » et raconta son étrange destin. Il précisa qu’une nuit, en grand désespoir devant la faim des siens, il manifesta verbalement sa détresse. Un homme à la sombre allure surgit devant lui. Il le réconforta par la promesse de lui offrir le pouvoir de se transformer à volonté en loup, lion ou léopard, pour chasser le gibier. L’étrange personnage ne réclamait qu’une chose : le don de son âme et le reniement de Dieu. L’ermite accepta. Il reçut deux boîtes d’onguent vert pour frotter son corps afin de se changer en animal. Le procès précise que Gilles Garnier préféra la forme de loup aux deux autres, car on trouvait peu de lions et de léopards dans la région ! Grâce à ce don maléfique, l’ermite nourrit les siens, en leur rapportant « une pourtion » des corps… Les détails des aveux confirment totalement l’aspect diabolique de la rencontre. Dans tous les procès de lycanthropie satanique, les faits sont identiques. Le diable aborde toujours un homme désespéré, la nuit. Il lui promet richesse et nourriture et exige l’oubli de Dieu. Il offre une boîte de graisse verte, couleur du mal. Les questions des juges étaient stéréotypées, favorisant les réponses désirées. La similitude des aveux dans les différents procès en matière de lycanthropies et sorcellerie le démontre clairement.
Un coupable parfait
Gilles Garnier présentait tous les critères d’un parfait coupable. Sur les quatre crimes, trois furent commis à environ 8 km d’Amange. L’accusé pouvait parcourir cette distance à pied dans la journée, sans aucun doute. Le quatrième crime s’est déroulé dans les bois de Perouse du côté de Cromary, soit à plus de 60 km. Cette distance est beaucoup trop longue pour un homme sans monture. Garnier n’avait ni cheval, ni âne. De plus, les recherches sur le site de l’ermitage n’ont jamais révélé d’ossements humains, alors qu’il reconnut avoir apporté des restes humains à sa famille. Durant le procès, d’autres attaques « de loups furieux de la grosseur d’un âne » eurent également lieu dans les villages voisins, sans morts d’enfants. Les villageois rendirent leur propre justice en brûlant vifs cinq paysans. L’angoisse des populations ne pouvait se calmer qu’avec un verdict fort émis par la cour du Parlement de Dole …
Un châtiment d’exception
Conduit dans les prisons du parlement de Dole, l’homme fut condamné le 18 janvier 1574 à être traîné sur une claie jusqu’au bûcher puis brûlé vif. La sentence fait preuve d’une extrême sévérité (Archives Départementales du Doubs, 2B 1722/55). À cette époque, la majorité des condamnés livrés aux flammes étaient étranglés, bénéficiant du retemtum, mort donnée discrètement par le bourreau. Mais Gilles Garnier n’était pas un coupable ordinaire. Accusé d’avoir tué et déchiqueté quatre enfants pour les manger, il méritait la flagellation et la pendaison et non le bûcher. Pourquoi les flammes ? Gilles Garnier était soupçonné d’avoir commis ces crimes sous la forme d’un loup-garou, ce qui augmentait considérablement l’horreur des faits. Gilles Garnier certes, n’était ni sorcier, ni loup-garou. Fut-il un assassin sadique ou un bouc émissaire ?
La datation des vestiges a pu être établie grâce aux fragments de poterie découverts sur le site
Le bâtiment a été bâti sur le flanc sud-ouest du horst cristallin de la Serre, sur une petite terrasse située sous la ligne de crête, dominant toute la campagne environnante. Mais l’attribution avec certitude de ces vestiges à ceux de l’habitat de Gilles Garnier devait encore confirmée par quelques éléments archéologiques. C’est à l’occasion d’une campagne menée en 1996 et visant à enlever ronces, buissons et éboulis qui recouvraient le site, qu’un plan global des vestiges a pu être dressé et que leur datation a pu être établie grâce à la découverte de fragments de poterie. La municipalité avait en effet décidé, dans le cadre d’un projet de valorisation de son patrimoine, de créer un sentier de découverte dont le parcours longeait les vestiges.
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<span class="caption">mobilier retrouvé à l’ermitage saint Bonnot</span>
La céramique essentiellement domestique comptait quelques éléments de stockage, de cuisson ou de table. L’outillage métallique, modeste, compte également des éléments principalement domestiques (fragment de chaudron, couteau…) ainsi qu’un morceau de scie qui peut être mis en lien avec un travail forestier. Enfin, quelques restes de faune domestique (bœuf, mouton et porc) constituent les seuls témoins de consommation de viande sur le site. Tous ces vestiges sont similaires à ceux connus dans la région et correspondent à une occupation relativement modeste, isolée de toute communauté villageoise. De nombreux fragments de poteries ont été retrouvés. Il s’agit d’une céramique le plus souvent à pâte fine blanche ou beige, quelquefois orangée. Elle comporte quasi systématiquement une glaçure intérieure verte et parfois jaune. Le vaisselier est composé de pots à cuire, de poêlons tripodes, d’écuelles à oreilles horizontales ou obliques, d’assiettes, de brocs et de pots de stockage. Cette vaisselle est tout à fait comparable à celle découverte dans l’habitat d’un vigneron de Besançon de la seconde moitié du XVIe siècle. Quelques éléments de verres à pieds ourlés et un bout de verre à jambe balustre ont été découverts, ainsi que des débris de bouteilles. Les éléments de comparaison connus régionalement sont datés de la seconde moitié du XVIe siècle ou du tout début du XVIIe siècle. Une monnaie de billon de Charles III, duc de Lorraine (1545-1608), confirme cette datation. La datation du mobilier issu de l’habitat de la forêt d’Amange, de la deuxième partie du XVIe siècle, sans aucune pollution par du mobilier postérieur, concorde avec l’hypothèse de son attribution : le bâtiment a pu abriter Gilles Garnier et son épouse jusqu’à son arrestation en décembre 1573. Le site fut ensuite définitivement abandonné et tomba en ruine avant d’être envahi par la végétation.
Par Luc Jaccotey (Inrap, Umr 6249 Laboratoire de chrono-environnement)
et Brigitte Rochelandet, Docteure en Histoire des mentalités.
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